vendredi 5 août 2016

L'Express - Attentat du 14 juillet : la double fracture niçoise

Article de Romain Scotto publié dans l'Express le 19.07.2016 :

A Nice, les tensions sont vives entre des communautés et des quartiers qui se sentent méprisés et d'autres qui les rejettent. L'attentat de la promenade des Anglais a ravivé les plaies. Reportage dans une ville divisée.


Sur la route qui sépare la plage du jardin Albert 1er, ça hurle de tous les côtés. Au lendemain du carnage de la promenade des Anglais, c'est là qu'une foule de Niçois s'est réunie pour rendre hommage aux 84 victimes du camion fou. 

Certains se recueillent, déposent une gerbe, une bougie, un dessin. D'autres cèdent à la crise de nerfs: "Pourquoi l'a-t-on laissé passer? Pourquoi? Qu'est-ce qu'ils ont fait, les flics? Ils étaient où?" s'époumone une jeune femme. 

Très vite, cette "place de la mémoire" improvisée, cernée par les caméras, prend des allures d'Agora. Plusieurs personnes répondent à la question, lancée à la cantonade. Tentent d'engager le débat. 
Un maximum de morts avec peu de moyens

Les mots "insécurité", "immigration", "vote blanc" sont lâchés dans le brouhaha. On fustige "Hollande et son coiffeur à 9000 euros". Il y a là des retraités au crâne lisse et des ados à piercings, des résidents du bord de mer descendus promener Simba, le labrador familial, des touristes en claquettes. Mais aussi des visages noirs, bronzés ou aussi blancs que les balcons de l'hôtel Méridien, situé juste en face. Un condensé du peuple niçois, secoué au plus profond de son identité depuis l'attentat revendiqué par Daech, le 15 juillet, lendemain du drame. 

Evoquer le nom du kamikaze, Mohammed Lahouaiej Bouhlel, c'est comme asséner un coup de poignard. "C'est la honte, sérieux", sanglote Farah Khalifa, 20 ans. Cette Tunisienne "née au Bled", comme l'auteur de l'attentat, redoute que s'exacerbent un peu plus encore les tensions, vives à Nice, entre communautés. 

L'homme de 31 ans était inconnu des services de renseignement, mais l'amalgame classique entre terrorisme et islam pourrait bien ressurgir. Qu'il ait cédé à un coup de folie ou obéi à un scénario minutieusement préparé, Lahouaiej a utilisé le mode opératoire des islamistes, faisant sien le précepte de Daech: un maximum de morts, même avec peu de moyens. 

Des fractures réelles

Marié et père de famille, il venait des quartiers Nord de la ville, pas connus pour être l'un des terreaux du djihadisme local. Ahmed Mekrelouf, qui intervient auprès du ministère de la Justice dans le cadre de "PLAT", le Programme de lutte antiterrorisme et de déradicalisation, cite le quartier de l'Ariane, d'où est originaire Omar Diaby. Ce propagandiste rompu à l'exercice de la vidéo est, depuis la Syrie où on l'a plusieurs fois donné pour mort, le guide de nombreux jeunes radicalisés du département. 

La rue de Turin, où vivait l'auteur du raid meurtrier du 14 juillet, est certes populaire, mais on ne peut l'assimiler à une cité comme l'Ariane. Y résident de petits fonctionnaires ou retraités qui ne peuvent se payer le centre-ville. La vie y est parfois difficile, mais cela n'en fait pas un foyer de l'islamisme. "C'est important de le dire, car il ne faudrait pas lui calquer des schémas de pensée qui ne collent pas à Nice", prévient d'emblée David Nakache. 

Le président de l'association "Tous citoyens" dénonce en revanche une certaine "hystérisation" du débat autour de la religion, depuis plusieurs années, dans sa ville. D'où la naissance de tensions réelles: "Sur la question de l'islam, la polémique est incessante. C'est très exacerbé", déplore cet opposant à la politique de Christian Estrosi et Eric Ciotti. 

A Nice, parler de voile, de viande halal ou de prière, c'est à coup sûr déclencher une montée dans les tours. Car le passif est lourd. Il y a une dizaine d'années, éclatait "l'affaire" de la soupe populaire au porc. Récemment, c'est l'ouverture de la mosquée En Nour, qui a posé problème. 

Estrosi n'en voulait pas, la taxant de salafiste, en dénonçant le financement, soi-disant saoudien. Il a finalement dû se plier à une décision du Conseil d'Etat, qui prône "la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une administration aurait porté (...) une atteinte grave". 

Mais pour David Nakache, le mal est fait. Cet épisode a mis à mal le vivre ensemble des Niçois musulmans et non musulmans. Une carcasse de sanglier a été déposée en juin devant le lieu de culte. 

Quelques jours plus tard, une serveuse a été giflée parce qu'elle servait de l'alcool pendant le ramadan. "C'est une succession de petits événements qui créent un climat négatif. On ne parle que de ça dans les journaux", déplore-t-il, dénonçant au passage les discours populistes et la récupération politique. 


Une fracture identitaire

Attablé rue Saint-François de Paule, tout près de la plage, Mohamed Houam est désemparé. Ce fils d'immigrés algériens de la première génération a connu le racisme primaire, les insultes. D'après lui, le mal est d'une autre nature aujourd'hui. "Il y a 40 ans, on souffrait du racisme pour entrer en boîte, sortir avec une fille, oui. Mais il y avait moins d'achoppements. Ce qui prédominait, c'était quand même le milieu. On était d'abord fils d'ouvriers, il n'était pas question de couleur de peau". Encore moins de religion. Désormais, à Nice, la fracture est identitaire. 

Certains jeunes issus de l'immigration "ne savent pas qui ils sont. Ils n'ont pas de repères, se sentent laissés pour compte et parfois se réfugient dans la radicalisation", analyse cet attaché territorial, non musulman, qui se surprend parfois à dériver: "A force, on devient plus raciste que les racistes. Je suis effaré d'avoir certaines pensées. Comme la création d'un Guantánamo français", se désole ce quinquagénaire qui comprend même la présence de franges identitaires dans la ville. Ces "Nissarts" qui ont longtemps garni les travées du stade du Ray, où ils soutenaient le Gym, le club de foot du cru. 

Désormais, leurs représentants tendent à se "ranger", policent leur discours et briguent des fauteuils politiques. D'où quelques accointances avec le FN local. 

A sa manière, Julien Blasco revendique lui aussi son identité niçoise. Cogérant du Red Kafé, un bar LGBT du centre-ville, ce trentenaire assure qu'il "aime encore plus sa ville" depuis l'attentat. Pour lui, cette tragédie risque pourtant d'accentuer la fracture entre les communautés, amorcée il y a déjà des années. 

"Quand je me rends chez certains de mes fournisseurs, dans les quartiers de la Trinité, de l'Ariane ou des Moulins, je me sens en insécurité." Il stigmatise également l'effet tram, qui draine désormais en centre-ville une nouvelle population issue de ces quartiers. "Il y a énormément de clans de jeunes. La sécurité s'est détériorée", poursuit-il. 

Il a été sensibilisé à la menace terroriste avant l'été. Plus exposé que les autres commerçants dans son bar gay, il a été invité à être particulièrement vigilant par la police municipale, qui lui a même fourni la ligne directe des postes de secours, sans passer par le standard des pompiers. 

Le triptyque plages-boutiques-spectacles

Pour comprendre pourquoi Nice n'a pas relevé le défi du melting-pot, il faut se pencher sur l'histoire de son immigration. Yvan Gastaut, historien et maître de conférence à l'Université de Nice, parle d'une ville à double identité, dont l'une est née d'un "brassage par le haut, par les élites" - la promenade des Anglais en a tiré son nom. 

Aujourd'hui, on retrouve cette identité dans le tourisme de luxe, qui donne à l'agglomération son aspect de ville de transit. Les ressortissants russes, américains ou des pays du Golfe sont irrésistiblement attirés par le triptyque plages-boutiques-spectacles de la Côte d'Azur. En partie à leur intention, Nice est devenue un laboratoire des politiques sécuritaires de la droite, dont les caméras, omniprésentes, sont le signe le plus ostentatoire. 

"Il y a une autre population, ajoute l'enseignant, moins visible, issue de l'immigration maghrébine, italienne, ou yougoslave" et repoussée dans des quartiers issus de l'urbanisation des années 60 et 70. Ces quartiers, de l'Ariane ou de Saint-Roch, devaient décongestionner le Vieux-Nice, un ancien bidonville aux allures de coupe-gorge. 


"Nice marquée dans sa chair, son identité"

On y a "ghettoïsé" les pauvres, constate Ahmed Mekrelouf. Selon lui, Nice a échoué là où Marseille a réussi: "Là-bas, un jeune des quartiers Nord est fier. A Nice, non." Les raisons? Un bassin d'emploi plus réduit qu'à Marseille, qui vit du Port, de la pétrochimie et de l'aéronautique. Les Niçois défavorisés, eux, n'ont pas les mêmes chances. 

La fracture est aussi géographique. Relégués à 12 kilomètres du centre-ville, ils doivent franchir une autoroute et une ligne de chemin de fers pour y accéder. Comme s'en désole Ahmed Mekrelouf, le mot banlieue ("mis au ban") prend là tout son sens. 

En visant la promenade des Anglais, c'est à ces deux facettes de la population niçoise que s'est attaqué Mohammed Lahouaiej Bouhlel. Le feu d'artifice est un spectacle populaire, tiré sur une avenue plutôt huppée. Le 14 juillet, il y avait parmi les victimes plusieurs touristes, mais aussi de nombreux Niçois issus de l'immigration. 

Yvan Gastaut parle déjà du "plus grand accroc dans l'histoire du brassage de la population de la ville. Ce jour va la marquer dans sa chair, dans son identité". Parce que la menace est venue de l'intérieur. A Nice, après le temps du deuil, l'introspection risque d'être très longue.

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