jeudi 13 octobre 2016

14 juillet 2016, défaite nationale

Nice a connu un double traumatisme : le drame du 14 juillet 2016 et l'indignité de l'après 14 juillet. Nous devons penser Nice, penser le 14 juillet, entre meurtre de masse et djihadisme, et penser l'après 14 juillet, l'impossible minute de silence du 18 juillet, la libération de la parole raciste et la violence des polémiques incessantes. Nous devons penser Nice pour panser Nice, ensemble.



"Quand les blés sont sous la grêle

Fou qui fait le délicat

Fou qui songe à ses querelles

Au cœur du commun combat"

(Aragon, La rose et le réséda)


Qu’un homme, au volant d’un 19 tonnes, fonce sciemment sur la foule festive, faisant 86 morts et plus de 400 blessés, cela dépasse l’entendement. C’est pourtant ce qui s’est passé, il y a trois mois jour pour jour, le 14 juillet 2016 à Nice.

A ce terrible drame s’est ajoutée une seconde blessure, d’une nature bien différente mais désormais intimement liée à l’événement : les odieuses polémiques politiciennes, la libération de la parole raciste et l’image déplorable donnée de notre ville au pire moment de son histoire. 

Les corps quittant à peine l’asphalte, se déchaînaient déjà les irresponsables : accuser, trouver des coupables, désigner des boucs émissaires. 

Après l’indécent voyeurisme médiatique, l’écœurante panoplie de la démagogie, du populisme et de la récupération politicienne s’est déployée à Nice sans l’ombre d’une hésitation, sans la moindre retenue, sans le moindre respect pour nos morts.

Oui, nous avons besoin de vérité, oui, nous voulons comprendre les dysfonctionnements des dispositifs de sécurité, mais pas au prix de notre dignité commune, pas au prix de notre indispensable union face à la barbarie qui nous frappe.

Puis, quatre jours après le drame, il y eu l’impossible minute de silence. Alors qu’après les attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan ou plus tard de Saint-Etienne-du-Rouvray l’unité et la dignité étaient visibles par tous, nous, habitants de la 5ème ville de France, nous sommes avérés inaptes à respecter ne serait-ce qu’une minute de silence en hommage à nos morts.

Comment analyser ces soixante secondes symboliques où, en plus des huées à l’attention des politiques, les invectives racistes et islamophobes ont fusées de part et d’autre de la Promenade des Anglais où près de 42 000 personnes s’étaient rassemblées ?

Que révèle cette propagation de la haine partout dans la ville, d’insultes en altercations, comme si la xénophobie y était devenue un réflexe naturel, une norme inconsciente, une seconde nature ?

Il a fallu attendre une initiative citoyenne pour que, le 7 août, nous puissions dignement rendre hommage aux victimes, mais nous n’étions qu’un petit millier de personnes.

Puis vint la polémique sur le burkini, d’une violence inouïe, et l’amplification de l'hystérie collective autour de l’islam, qui apparaissent aujourd’hui comme un exutoire cruel à notre impuissance commune à lutter le terrorisme.

Prendre des arrêtés liberticides rétablissant police des mœurs et discrimination institutionnalisée n’empêchera pas de nouveaux attentats sur le sol français.

Devant ce déferlement de haine, nous devons comprendre la portée de ce qui s’est passé à Nice. Nous devons penser Nice pour panser nos plaies. Nous devons penser Nice pour panser Nice. 

Or qu’avons-nous à penser ? De quoi devons-nous prendre la mesure afin de pouvoir agir collectivement de façon juste et vivre ensemble de façon digne ? 

Nous devons penser le 14 juillet, entre attentat ou meurtre de masse, entre folie ou fanatisme, défaillances des uns et des autres, mais aussi responsabilité collective. Puis nous devons penser l’après 14 juillet, l’impossible minute de silence du 18 juillet, le déferlement de xénophobie et de haine dans la 5ème ville de France, l’assentiment général devant des mesures discriminatoires et stigmatisantes.



I/ Penser le 14 juillet 2016

Deux mois après le drame, de nombreuses questions restent sans réponse. Les différentes enquêtes éclaireront les faits, mais il est important de clarifier les termes du débat.

Meurtre de masse ou attentat terroriste ?

Comment comprendre le drame du 14 juillet ? Meurtre de masse semblable au crash de la Germanwings qui fit 150 morts en mars 2015 ? Idéologie djihadiste faisant de cet acte l’un des nombreux attentats terroristes commis par Daech sur le sol français ? 

Les médias ont d’abord parlé de « loup solitaire » pour se raviser ensuite lorsque l’on a appris que le geste avait été prémédité et pensé longtemps à l’avance, nécessitant la participation de complices. Les pouvoirs publics, eux, ont immédiatement qualifié l’acte de "terroriste". Le ministre de l’intérieur a parlé en conférence de presse de « radicalisation très rapide », "expresse", quand, dans le même temps, nous apprenions que Mohamed Lahouaiej Bouhlel avait un comportement totalement opposé à la pratique de l’islam. Or tant que nous ne sommes pas capable de nommer correctement ce contre quoi nous luttons, la stratégie de lutte mise en œuvre ne peut être que confuse.

L’expression même de « radicalisation très rapide » laisse songeur. Comment croire que l’on puisse se « radicaliser » et être prêt à mourir pour une cause en quelques semaines ? Faut-il réellement parler de « radicalisation » ?

Le juge Trevidic, dès juin 2015, disait, lors d’une interview que « Le nombre de personnes atteintes de délire djihadiste est exponentiel. La population concernée est plus jeune, plus diverse et aussi plus imprévisible, avec des personnes qui sont à la limite de la psychopathie... mais qui auraient été dangereuses dans tous les cas, avec ou sans djihad. (...) La religion n’est pas le moteur de ce mouvement et c’est ce qui en fait sa force. C’est pour cette même raison que placer la déradicalisation sous ce seul filtre ne pourra pas fonctionner. » (lire ici)

Jean Pierre Filiu propose, lui, de parler de conversion au djihadisme plutôt que de radicalisation et conclut que « Le tueur de Nice ne s’est donc pas « radicalisé » dans l’Islam, il s’est converti à la secte djihadiste. » (lire ici).

Mohamed Lahouaiej Bouhlel n’allait pas à la mosquée, c’était un mari et un père instable et violent, à la sexualité débridée et ne respectant en rien les préceptes du Coran. Nous ne connaîtrons jamais ses motivations. Nous ne saurons jamais s’il a d’abord été convaincu par la propagande djihadiste qui l’aurait guidé vers le passage à l’acte ou s’il était mu par une pulsion de mort que cette propagande lui a permis de légitimer en facilitant le passage à l’acte.

Revendiquer n’est pas commanditer

Daech a revendiqué le drame de Nice le 16 juillet. Mais cette revendication précise bien que l’auteur de ce meurtre de masse est « un soldat de l’Etat Islamique » qui a « exécuté l’opération en réponse aux appels lancés » par elle. Autrement dit, il a agi conformément aux appels de Daesh.

Pour autant, Daesh n’a pas commandité cet acte un 14 juillet en France et à Nice en particulier. L’organisation terroriste, dans sa communication, ne déclare pas avoir voulu frapper la France le jour de sa fête nationale ou la ville de Nice plus qu'une autre. En reconnaissant uniquement l’acte comme contribuant à sa lutte elle reconnait de façon implicite qu’elle ne l’a pas organisé ni commandité.

Nous sommes alors confrontés à un terrorisme d’un genre nouveau : tout un chacun peut commettre un acte terroriste en France sans avoir aucun lien direct avec Daesh, mais simplement en suivant ses consignes, en répondant à ses appels postés sur internet des mois ou des années auparavant. C’est une forme de terrorisme « en kit », du « prêt-à-tuer » à monter soi-même. C’est d’autant plus effrayant que c’est encore plus incontrôlable et encore moins prévisible.

Ce nouveau mode opératoire implique nous soyons confrontés à un terrorisme endogène, certes initié au départ puis légitimé après coup par un facteur étranger, Daech, mais qui naît, croit et se développe ici, en France. La grande majorité des actes terroristes commis ou tentés d’être commis sur le sol français ont été réalisés par des français ou des personnes résidant en France depuis longtemps. Tant que nous refuserons de l’admettre nous ne nous donnerons pas les moyens de trouver des solutions efficaces.

La sécurité par tous et pour tous

Le drame du 14 juillet a provoqué une polémique stérile entre la ville de Nice et le gouvernement, chacun rejetant la faute sur l’autre. Le fait est que le dispositif de sécurité était inadapté.

Y avait-il suffisamment de policiers ? Où étaient les militaires mobilisés dans le cadre de Vigipirate et dont l’armement lourd aurait peut-être permis de stopper le conducteur du camion plus tôt ? Pourquoi des parpaings de sécurité n’ont pas été posés autour de la zone à sécuriser ? Pourquoi le camion de 19 tonnes qui a stationné durant deux jours en centre-ville avant l’attentat n’a-t-il pas été contrôlé ? Autant questions auxquelles il faudra apporter des réponses.

Mais, au-delà de ces interrogations, nous pouvons tirer au moins deux conclusions provisoires.

La première, c’est que l’ensemble de la doctrine sécuritaire nationale et locale a été mise en échec à Nice. Le gouvernement a fait de l’extension du domaine du renseignement l’alpha et l’omega de la sécurité depuis la Loi renseignement de juillet 2015. La ville de Nice, elle, a tout misé sur la vidéo surveillance avec plus de 1345 caméras. L’attentat de Nice a démontré que, si important et indispensable soit-il, renseigner et surveiller ne suffit pas à protéger. L’actuel adjoint à la sécurité de la ville de Nice avait déclaré, au début de son mandat de maire, vouloir faire de Nice le « laboratoire de la sécurité ». Il avait donné la leçon à la mairie de Paris alors même que Paris comptait ses morts en janvier 2015. Le « tout sécuritaire » niçois n’y aura rien changé, tous les beaux discours, le volontarisme inflexible, la détermination sans faille à garantir la sécurité des niçois, tout cela a volé en éclat le soir du 14 juillet 2016.

La seconde conclusion provisoire, c’est que les niçois n’ont pas été suffisamment associés à la sécurisation de leur ville. La sécurité est l’affaire de tous. Les choix sécuritaires idéologiques de la majorité n’ont pas fait l’objet de débats contradictoires publics. L’étude des besoins de présence de police de proximité n’a pas dépassé le seuil de l’Hôtel de Ville. Les citoyens niçois n’ont pas eu à choisir entre plusieurs modèles alternatifs. Ils ne sont pas associés aux décisions prises, aux choix budgétaires, au suivi de la mise en œuvre des dispositifs sécuritaires dans la ville. Et, lorsque la Ville de Nice prétend leur donner la parole, c’est par le biais d’un questionnaire anti-gouvernemental qui les interroge sur des compétences légales que la police municipale n’a pas. Si l’on veut que, au-delà de la réserve civique, chaque citoyen puisse devenir acteurs de la sécurité de tous, il faut changer le logiciel sécuritaire niçois.

II/ Penser l’après 14 juillet 2016

L’impossible minute de silence

L’impossible minute de silence du 18 juillet 2016 restera comme une tache indélébile dans l’Histoire niçoise.

Commémorer, c’est se souvenir ensemble, constituer et partager une mémoire commune. C’est le socle d’un récit identificatoire commun. Pourquoi, alors que les attentats commis dans d’autres villes ont donné lieu à des commémorations dignes et à de véritables communions populaires, l’attentat de Nice a-t-il provoqué un paroxysme de haine de xénophobie ? Est-ce la répétition des attentats ? Y a-t-il un particularisme niçois ?

L’inaptitude à l’unité et à la dignité suite à l’attentat du 14 juillet apparaît comme un révélateur et un point de cristallisation du délitement social niçois et, plus largement, français.

Analyser les causes de ce délitement est bien évidemment complexe. Pour autant, force est de reconnaître que les détenteurs de la parole publique ont une lourde responsabilité dans ce processus. Lorsqu’un « responsable » public prend la parole, il agit et il incite à agir de telle ou telle manière. Il influence le débat public et contribue, à son échelle, à la redéfinition constante et infinitésimale de ce qui constitue la norme commune, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, ce qui peut être fait et ce qui ne le doit pas.

La collusion entre droite et extrême droite, la promotion de thèses d’extrêmes droites par une partie de la droite dite traditionnelle a eu lieu à Nice bien avant le reste de la France. Jacques Médecin, maire de Nice de 1966 à 1990, se disait en accord à 99% avec les thèses du Front National. Jacques Peyrat, était membre du FN avant de se « convertir » au RPR de l’époque pour prendre la ville en 1995. Christian Estrosi n’a eu de cesse de dénigrer, rejeter, stigmatiser durant tout son mandat de maire, de 2008 à 2016. Eric Ciotti, président du Conseil Départemental, entretient avec ce dernier une surenchère identitaire et sécuritaire permanente.

Chaque événement, chaque fait divers, chaque déclaration devient le prétexte à une nouvelle polémique. La Ville de Nice est plongée dans une tension identitaire constante se focalisant de façon obsessionnelle sur l’islam. La banalisation d’un discours ouvertement xénophobe, l’institutionnalisation de mesures et arrêtés municipaux discriminants contribuent à la normalisation du rejet de l’autre, à la légitimation du racisme ordinaire.

SDF, Roms, Musulmans, Musulmanes la progression dans le choix des boucs émissaires d’une société forteresse chassant ses ennemis de l’intérieur qui constituent la fameuse « cinquième colonne » à débusquer est significative. La défiance de tous contre tous, savamment orchestrée et alimentée, encourage la délation et la stigmatisation.

La contagion de l’obsession identitaire à la quasi-totalité de la classe politique dominante a des conséquences directes sur l’intériorisation du réflexe xénophobe par la population, la libération du discours et des actes racistes, la propagation de l’islamophobie. 

Ce qui est advenu à Nice le 18 juillet 2016, lors de cette impossible minute de silence, n’est que la prémisse du risque de délitement de la communauté nationale à venir.

Les arrêtés municipaux liberticides

La polémique sur le burkini s’est propagée avec une rapidité et une violence rares. En réalité, de burkini il ne s’agissait point. Les arrêtés en questions sanctionnaient des vêtements « contraires aux bonnes mœurs et à la laïcité » sans mentionner particulièrement le « burkini » et les policiers municipaux sont intervenus lors de port de signes ostentatoires : voiles, hijab, niqab… 

Contraires à la loi et portant manifestement atteinte aux libertés fondamentales,ces arrêtés ont été naturellement cassés par le Conseil d’Etat. Ils s'avèrent pour autant révélateurs à plus d'un titre :

Nous sommes confrontés à des élus pyromanes n'hésitant pas à attiser le rejet de l'autre et la stigmatisation un mois à peine après le drame de Nice. Les débats judiciaires ont démontré que les arrêtés municipaux cassés ont été pris alors que les troubles à l'ordre public n'avaient pas été constatés. Ces troubles sont apparus lors de l'application de ces arrêtés et l'intervention des policiers municipaux sur les plages. 

Ce climat nauséabond incite à la délation. C'est très précisément ce qui s'est passé à plusieurs reprises sur les plages azuréennes où des baigneurs ont appelé la police municipale pour dénoncer les personnes portant un signe ostentatoire. Les maires ayant pris ces arrêtés incitent à la délation et favorisent un état de défiance de tous contre tous.

Ces arrêtés ont été pris avec l'assentiment général et le soutien d'une large majorité de la population. Nous étions peu nombreux à nous y opposer et seuls la Ligue des Droits de l'Homme et le Collectif Contre l'Islamophobie en France ont intenté des actions en justice pour y mettre fin. Nous voyons donc que, la peur des attentats aidant, la recherche du bouc émissaire, la désignation d'ennemis de l'intérieur désignés et la vindicte populaire fonctionnent à plein régime. Des élus réellement "responsables", au lieu d'attiser les haines, auraient dû raison garder.

Un hommage national privatisé

L'hommage national aux victimes du 14 juillet 2016 a tardé à être organisé. Prévu initialement aujourd'hui, trois mois après le drame, il est reporté à demain à cause du mauvais temps annoncé.

S'il permet à la Nation de se recueillir grâce à sa retransmission télévisée, il doit également permettre aux Niçois, localement, de se rassembler massivement et d'honorer leurs morts.
Il aura lieu sur la colline du Château, qui est un espace limité, et sur carton d'invitation uniquement. Les écrans géants prévus en ville ne seront pas installés. Demande-t-on aux Niçois de commémorer leurs morts chez eux, devant leurs postes de télévisions ?

Se rassembler, dans l'unité et la dignité, est une étape importante de la réparation et de la reconstruction individuelle et collective. 

L'hommage national aux victimes du 14 juillet doit conserver une indispensable dimension populaire et ne doit en aucun cas devenir un événement "VIP", inaccessible aux Niçois endeuillés.


Le 14 juillet, nous célébrions la fête nationale. Le 14 juillet 2016 résonne désormais comme une défaite nationale.

Le chemin de la réparation et de la résilience citoyenne est un long parcours, semé d’embûches. Nous devons œuvrer, chacun à notre niveau, chacun apportant sa part, à mettre en oeuvre se rassemblement et cette dignité qui nous ont fait si cruellement défaut après le drame, pour que la fraternité, à Nice comme ailleurs, ne soit pas un vain mot.


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