samedi 22 septembre 2012

Hannah Arendt, Etienne Tassin et la mondialisation

Qui s'interroge sur la mondialisation en vient inexorablement à cette question fondamentale : à quel type de domination correspond la mondialisation ?
 Etienne Tassin, au travers de différentes études philosophiques sur Hannah Arendt nous livre des clefs permettant de répondre à ce questionnement, ou, du moins, de l'affiner.
 Tassin a notamment publié un article intitulé De la domination totale à la domination globale. Perspectives arendtiennes sur la mondialisation d'un point de vue cosmopolitiquedans l'ouvrage collectif Hannah Arendt, totalitarisme et banalité du mal publié chez PUF en novembre 2011.
 Poser la question du rapport entre Hannah Arendt et la mondialisation peut au premier abord sembler anachronique. Malentendu qu'Etienne Tassin dissipe rapidement : il s'agit d'analyser le monde contemporain (à l'heure de la mondialisation), avec les catégories conceptuelles utilisées par Hannah Arendt (à l'heure du totalitarisme). Précisons d'avantage encore : l'entreprise d'Etienne Tassin consiste ici à utiliser la grille conceptuelle arendtienne pour appréhender la modernité, en l’occurrence la mondialisation, et, au final, à questionner l'héritage conceptuel arendtien.
 Avant d'en venir là, l'auteur opère deux distinctions salutaires à qui se penche sur la question de la mondialisation :
  1. La mondialisation n'est pas la globalisation :
    On traduit généralement, en français, le mot anglo-saxon de globalisation par le mot mondialisation. Or, si la globalisation renvoie directement à la sphère économique, la mondialisation (l'idée même de « faire monde ») renvoie à la sphère politique. Qu'advient-il du monde « lorsque la totalité des territoire et des populations planétaires est soumise à la même loi du marché » ? Quelles perspectives futures pour un monde en proie une domination économique globale ? Il y a, entre globalisation et mondialisation, un déplacement de champs conceptuel déterminant que met à jour Etienne Tassin. On comprend alors très vite que le questionnement à partir de la notion française de mondialisation ne renvoie plus seulement à la question de l'uniformisation des modes de vie et des comportements, ou à celle du contrôle économique global et de la suprématie d'un modèle de développement économique sur tous les autres, il renvoie à la question du cosmos grec : qu'est-ce qui fait qu'un monde est un monde ?
  2. La mondialisation présuppose l'altérité et la division :
    Or, pour qu'il y ait monde et, qui plus est, monde commun, il faut qu'il y ait une diversité d'individus, une hétérogénéité de communautés, une pluralité d'altérités se retrouvant en commun, vivant ensemble et habitant ce monde. Le fait de « faire monde » présuppose donc la division et non l'unification uniforme. Là où le monde fait vivre ensemble les différences, la globalisation les nie, les abolit, et ne fait plus monde. L'analyse de Tassin permet ainsi que comprendre que la globalisation uniformisante, au sens par exemple de « l'homme unidimensionnel » d'Herbert Marcuse, par essence, empêche toute mondialisation. Elle ne fait pas monde, elle est a-cosmique. La mondialisation implique la division, elle reconnaît les différences pour fonder un monde commun alors que la globalisation nie la division et aliène les individualités dans un processus d'uniformisation.
 Etienne Tassin en vient alors à l'héritage conceptuel arendtien et questionne la grande distinction opérée par Hannah Arendt dans La condition de l'homme moderne entre trois types d'activités humaines : l'action, l’œuvre et le travail. Ces trois catégories correspondent à trois domaines de développement de l'activité humaine : domaine politique, socio-culturel, économique. En ce sens, l'avènement de la globalisation signifie l'extension illimitée de la sphère économique au détriment des deux autres. Toute activité humaine, que ce soit l'action citoyenne ou l'activité culturelle et artistique est alors ramenée à sa valeur marchande : consommer, vivre, survivre.
La globalisation révèle l'avènement de la toute puissance de l'économie, de la recherche effrénée du profit. Le triomphe de la sphère économique, la domination du travail sur l'action et sur l’œuvre, pire, la transformation de toute action et de toute œuvre en valeur marchande et l'excroissance du schème productiviste du travail constituent la pierre de touche de la globalisation. Or cette extension illimité de la sphère économico-fiancière est précisément a-cosmique. La marchandisation de l'ensemble des activités humaines rend cette globalisation littéralement immonde, incapable faire sens, irrémédiablement inapte à « faire monde », à constituer un monde habitable, viable, un monde commun.
La globalisation financière et marchande, la privatisation du vivant, la production de ce qui n'est vouée qu'à la consommation s'opposent radicalement au « souci du monde » évoqué par Hannah Arendt comme étant au cœur de l'action politique.
La politique est la composition des mondes en un monde commun. La cosmopolitique est, selon Tassin, une politique des mondes qui ne cherche pas à soumettre la totalité à une administration commune qui monopoliserait la violence légitime, à une gestion commune des ressources, des productions, des échanges et des consommations. Elle consiste au contraire au sein de chaque Etat, de chaque communauté, de chaque groupe, à instituer des rapports avec les autres qui déploient un espace public garantissant la liberté et l'égalité de chacun. La cosmopolitique est l'émergence et le maintien d'un monde véritablement pluriel.
 Aux trois types d'activités humaines correspondent en définitives trois type de domination :
  • A l’œuvre correspond une domination radicale : celle des techno-sciences
  • A l'action politique correspond une domination totale : celle des systèmes totalitaires que dénonce et qu'étudie Hannah Arendt.
  • Au travail correspond une domination globale : celle de la globalisation financière et marchande, nouvelle forme de réification, absolue, englobante, « globalitaire », totalisante car non totalitaire.
En effet, et Etienne Tassin insiste sur ce point : la globalisation n'est pas un totalitarisme. Le totalitarisme tel que nous l'avons connu au XXème siècle est le lieu d'un domination totale, délimitée localement par des frontières et la volonté d'extension au delà de ses frontières. Mais le totalitarisme n'est jamais parvenu à la maîtrise de l'ensemble du globe. Alors que la globalisation, non totalitaire, par l'expansion maximale de son mode de développement (toute activité humaine n'est que vivre et vivre n'est que survivre), elle, s'étend sur l'ensemble du vivant, sur l'ensemble du globe.
A notre questionnement initial (à quel type de domination a-t-on affaire face à la mondialisation ?) Etienne Tassin répond sans ambiguïté : le pouvoir « globalitaire » exercé par les agences de notations, les multinationales ou les grands groupes financiers n'implique pas, à la différence du pouvoir totalitaire, un appareil policier ou une organisation gouvernementale. En ce sens, le pouvoir globalitaire est sans visage. L'auteur précise encore : « Que cette domination globale instrumentalise les États et leurs appareils policiers à son service ne doit nous laisser croire qu'on a affaire à un processus maîtrisé que certaines sphères économico-politique contrôlent. »
Au final, le détour par la tripartition arendtienne de l'activité humaine auquel nous invite Etienne Tassin est révélateur de la véritable nature de la globalisation financière, extension du domaine de la valeur marchande, réification, financiarisation généralisée et illimitée de toute activité ou production humaine, a-cosmique, immonde, incapable de faire monde.
Pour autant, ce point de départ appellerait d'autres développements et nécessiterait qu'Etienne Tassin nous dise, in fine, à quelles conditions l'activité humaine peut elle se révéler irréductible à la globalisation financière et marchande et, surtout, à quelles conditions l'homme peut il s'extraire de ce déterminisme globalisant.

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