jeudi 25 octobre 2012

Daniel Cohen, Homo Economicus, la postérité du vide

Le dernier livre de Daniel Cohen Homo Economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux est un ouvrage touchant au cœur de nos difficultés contemporaines et mettant à nu les limites d'un système à bout de souffle.

Se livrant non pas à une énième analyse détaillée des mécanismes conduisant à la crise et à la faillite du système néolibéral, l'auteur s'attache à analyser les conséquences morales et sociales de cette dérive. L'économiste se fait alors philosophe et délaisse l'analyse froide des mécanismes financiers pour questionner le sens de l'évolution des conditions de travail et de vie, des rapports sociaux et familiaux. Se faisant, il revient à la question grecque de la vie bonne et de la recherche du bonheur, soulignant le paradoxe de notre époque : "Pourquoi le bonheur semble-t-il plus dur aujourd'hui qu'hier à atteindre malgré, dans les pays riches, une richesse matérielle beaucoup plus élevée ?"
 Un monde néo-darwinien voit le jour, où le plus faible est éliminé et "soumis au mépris des vainqueurs". Ce monde est celui de l'homo economicus, celui de la concurrence effrénée comme seule règle de management, de l'évaluation permanente, un monde dont les conséquences dramatiques nous poussent à repenser le rapport entre le bonheur individuel et la marche de la société.
L'homme a besoin d'empathie, de relation à l'autre et de reconnaissance, autant de notions que ce monde néo-darwinien ignore. Ce faisant, il éloigne l'homme de la sa véritable nature humaine (p.166). Or le modèle de développement économique et le type de croissance recherchée ont des conséquences directes sur nos modes de vie. "(...) si nous ne nous posons pas nous-mêmes ouvertement la question de savoir ce que nous appelons "une bonne vie", nous ne pourrons pas devenir les maîtres de la croissance que nous désirons" (p. 187).
 "Tout se passe comme si l'évolution du monde du travail visait à réduire le bonheur qu'on y trouve." (p. 43). L'auteur analyse les mutations du monde du travail : le choix de l'externalisation en lieu et place du conglomérat, le management de la concurrence, le recours à la sous-traitance et les délocalisations. La recherche du profit a remplacé celle de l'efficacité. Or cette mutation n'est pas sans conséquence sur les salariés eux-mêmes. Le management concurrentiel exclusif ignore une donnée essentielle de la nature humaine : le besoin de reconnaissance et de confiance, le bénéfice de la coopération et de la réciprocité. "Sans une réflexion d'ordre anthropologique sur ce monde qui s'annonce, nous ne parviendrons jamais à le gérer de manière collectivement responsable" (p. 153).

Le paradoxe de l'emploi industriel est que sa réussite entraîne sa propre perte : la hausse de la productivité industrielle (produire plus en moins de temps) provoque une réduction des effectifs et donc une hausse du chômage. Les salariés doivent alors migrer vers des secteurs en développement. "La question devient dès lors de savoir si des mécanismes d'accompagnement sont possibles, permettant aux gagnants de secourir les perdants. Et lorsque la réponse est négative, la mondialisation devient vite inacceptable pour les peuples" (p. 147).

Pour les Etats-Unis, qui aiment à se comparer à l'Empire Romain, la question, quasi obsessionnelle, induite par cette comparaison, est celle de la chute annoncée de l'Empire et de ses causes.  L'importance croissante de l'individualisme entraîne le déclin du civisme américain. Le Tea Party et les valeurs qu'il véhicule n'en sont que le "reflet pathologique".

La crise financière, née aux Etats-Unis lorsque ces derniers "ont cherché à résoudre par la dette les problèmes économiques qu'ils ne parvenaient pas à résoudre économiquement" (p.133), a changé la donne. L'Europe, elle, s'enferme dans l'impasse d'une politique d'austérité. Le "décentrement" du monde vers les pays émergents modifie profondément les équilibres internationaux, l'avenir politique de la Chine devenant un enjeu mondial. Pour autant, ce rééquilibrage des richesses incite à repenser le rapport à la pauvreté : "Le pauvre est un riche laissé à lui-même, sans le soutien des institutions qui l'aident à prendre les "bonnes" décisions. Et, pour preuves, lorsque les opportunités se présentent, comme c'est le cas en Asie aujourd'hui, ils les saisissent immédiatement." (p. 107). On pensait l'Asie héritière d'une tradition étrangère aux valeurs du capitalisme. Pourtant elle s'y est convertie avec une facilité déconcertante.

"La mondialisation financière est un facteur puissant de fragilité systémique. Quand tout va bien, tout va bien en même temps : l'euphorie gagne. Quand tout va mal, tout peut s’effondrer d'un coup" (p. 151).

Au final, Daniel Cohen met en évidence les limites de notre mode de développement économique et, de par ses conséquences sociales, les impasses de nos modes de vie. La recherche effrénée de l'enrichissement a rejeté tout idéal et toutes valeurs morales. Elle nous laisse un monde vide de sens où, devenus étrangers à nous-mêmes, incapables de retrouver en nous l'homo empathicus et l'homo ethicus que nous sommes naturellement, nous errons sous le masque de l'homo economicus que nous ne parvenons pas à être, car il ne nous correspond pas. La prospérité du vice, propre au dévoiement de la finance, a détruit tant de vies ! Elle ne laisse à la postérité qu'une société du vide et ne laisse, en définitive, que le vide à la postérité.

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