Nice : quelle politique face au narcotrafic ?
Une nouvelle fusillade meurtrière a eu lieu à Nice vendredi 3 octobre 2025, dans le quartier des Moulins, faisant deux morts et cinq blessés. Des familles sont endeuillées. Les habitants du quartier sont une nouvelle fois plongés dans l'effroi, l'horreur et la terreur.
Le narcotrafic étend son emprise sur notre ville : l'année 2024 comptabilise au moins 9 décès direct liés au narcotrafic (règlements de compte et incendie criminel). Depuis le 1er janvier 2025, déjà 5 décès directs sont recensés. Et combien de victimes indirectes ? Les victimes du narcotrafic sont multiples et diverses : les personnes vivant sous le joug des trafiquants (dealers, guetteurs, nourrices, mules, habitants et commerçants des quartiers défavorisés), les consommateurs victimes d'addictions et leurs proches, mais aussi les professionnels et forces de l’ordre qui luttent contre le déploiement du narcotrafic (exposition au danger, pressions, épuisement).
2024 - 2025, les années pivots
Le narcotrafic n'est pas, à Nice, une nouveauté. Comme partout en France, le confinement de 2020 a marqué un tournant dans les modalités de vente avec la généralisation des livraisons à domicile dites "Uber shit". Mais c'est en 2024, véritable année pivot, que l'étendue de la mainmise sur la ville et le nombre de ses victimes directes a pris une ampleur nouvelle. Le tournant auquel nous assistons depuis rend la nécessité de repenser collectivement la politique de lutte contre ce phénomène plus urgente encore.
Bref rappel des faits en 2024 (liste non exhaustive) :
- 24 janvier 2024 : un homme est abattu bd René Cassin, à Nice Ouest, de plusieurs balles dans la tête et au thorax
- 26 mars 2024 : rixe entre bandes rivales et tirs en pleine rue place des Amaryllis aux Moulins, à Nice Ouest
- 18 juillet 2024 : 7 personnes décèdent dans un incendie criminel aux Moulins
- 30 août 2024 : un homme abattu par plusieurs tirs de kalachnikov rue Fenoglio de Briga, quartier de Roquebillière à Nice Est
- 11 décembre 2024 : rafales de tirs à la kalachnikov aux Moulins, pas de blessés mais plusieurs immeubles touchés, une balle se loge dans le plafond d'un appartement.
La préfecture des Alpes-Maritimes a dressé le bilan annuel de son action de lutte contre le narcotrafic en 2024 :
- 1629 opérations « Places nettes » effectuées
- 1,2 million d'euros liés au narcotrafic, deux tonnes de cannabis, plus de 300 kilos de cocaïne et 94 armes à feu saisis
- 5 points de deals démantelés, il en reste alors 48, début 2025, à Nice.
Depuis le 1er janvier 2025 (liste non exhaustive) :
- 1er février 2025 : un homme est abattu dans un appartement, rue Fenoglio de Briga, quartier de Roquebillière à Nice Est. 5 personnes dont 3 mineurs interpellées avec détention de kalachnikov
- 12 avril : rue Maurice Maccario, un homme exécuté par balles
- 18 avril 2025 : rixe rue Fenoglio de Briga, un blessé grave par coups de couteaux, trois interpellations
- 24 mai 2025 : un homme meurt égorgé aux Moulins
- 30 septembre 2025 : un jeune homme est blessé par balle à la jambe aux Moulins
- 3 octobre 2025 : fusillade aux Moulins, 2 décès et cinq blessés dont trois graves
Les faits nouveaux :
- L'étendue du trafic, l'augmentation de la consommation de drogues dures
- La multiplication des règlements de comptes et tirs en pleine rue, le nombre de blessés et décès directs et indirects
- Les renforts de trafiquants extérieurs, venant de Marseille ou de la région parisienne, le recrutement des Mineurs Non Accompagnés
- L'ampleur de la circulation d'armes et notamment d'armes de guerre.
Face au narcotrafic comme face à la menace terroriste, personne, en France, en Europe ou dans le monde, n'a de solution miracle. De droite comme de gauche, les mairies luttent pour endiguer la progression du phénomène. Cependant, à Nice, plusieurs erreurs ont été commises, lourdes de conséquences, empêchant de lutter efficacement contre le narcotrafic.
Il est indispensable de changer de paradigme et d’appréhender différemment le phénomène auquel nous sommes confrontés :
Instaurer une véritable politique de prévention :
La politique du tout sécuritaire est un échec : la répression, sans la prévention, est inefficace dans la durée.
La prévention constitue la prérogative des maires en matière de sécurité. Nice manque d'une politique ambitieuse et cohérente de prévention, complémentaire de la politique de répression pilotée par le préfet, dotée de moyens humains et matériels suffisants, mobilisant l'ensemble des acteurs concernés, qu'ils soient institutionnels, associatifs, sociaux, culturels ou sportifs.
Nous devons analyser pourquoi certains quartiers tombent plus facilement que d'autres sous la domination du narcotrafic, pourquoi des personnes, principalement des jeunes, basculent dans la délinquance et ne parviennent pas à en sortir. Car c'est là l'angle mort de la politique du tout sécuritaire : ignorer les facteurs qui font que des personnes sont plus exposées à basculer dans le trafic de drogue, à devenir des proies faciles pour les narcotrafiquants.
Il est, en parallèle, déterminant d'identifier l'ensemble des acteurs locaux qui doivent être mobilisés et doivent pouvoir agir ensemble, de façon cohérente et complémentaire. Il faut activer l’ensemble des leviers d’actions qui permettent d'affaiblir le narcotrafic et de limiter autant que possible son extension. Cette stratégie globale ne produira pas d'effets immédiats mais elle est indispensable, à long terme, pour déployer les politiques à mettre en œuvre dans chacun des domaines concernés.
Favoriser la résilience sociale des territoires :
Si les consommateurs de drogue vivent bien souvent dans les beaux quartiers, le narcotrafic ne s'implante ni à Cimiez ni dans le Carré d'Or : à Nice, la carte du narcotrafic se superpose à l'identique à une autre carte, celle de la pauvreté. La lutte contre la pauvreté et le mal logement sont, de fait, des facteurs déterminants d’une politique globale de sécurité. La présence de tous les services publics est nécessaire. Le renforcement des moyens humains et matériels donnés au travail social est central.
La situation des femmes est particulièrement préoccupante dans les quartiers défavorisés. Elles sont davantage touchées par la précarité et y sont donc plus nombreuses, mais elles y sont littéralement invisibilisées dans l'espace public. Un soutien accru à la parentalité et notamment à la monoparentalité y est indispensable.
Les quartiers défavorisés cumulent extrême pauvreté, ghettoïsation et insécurité. Le renouvellement urbain constitue, même s’il ne porte ses fruits que sur un temps long, un puissant levier à la fois de mixité sociale et de lutte contre le développement de la délinquance et la criminalité.
Rendre un quartier plus résilient socialement, c’est-à-dire plus à même de résister aux menaces et, ici, au déploiement d’un réseau de trafic de drogue, demande une action conjuguée dans tous ces domaines : action sociale, renouvellement urbain, désenclavement par les transports en commun, lutte contre les inégalités.
Lutter contre les facteurs de bascule dans la délinquance et la récidive :
Les trafiquants repèrent les « proies faciles ». Un jeune exilé à la rue sera bien plus facile à recruter qu’un jeune soutenu par ses parents et ses amis, ayant de bons résultats au lycée et se projetant déjà dans un avenir professionnel et social. Une mère isolée, au RSA et en impayés de loyer, sans famille autour d’elle pour la défendre, sera plus exposée à la menace physique et plus susceptible de devenir, sous la contrainte, une « nourrice » et que son appartement serve à cacher de la drogue ou des armes, etc.
Les critères qui exposent les personnes au narcotrafic sont connus : la précarité, le chômage, l’échec scolaire et l'absence de projet personnel des jeunes, l’absence d’activités structurelles (sportives ou culturelles), la rupture des liens familiaux et sociaux, un environnement violent, une culture « antisociale » (rejet des institutions et des normes associé à une valorisation de l’illégalité et de la violence), etc.
Une politique de prévention devra travailler sur chacun de ces facteurs : la lutte contre l’échec scolaire, l'aide à l'emploi, le soutien aux associations culturelles et aux clubs de sports, le renforcement de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, un accueil digne et adapté des Mineurs Non Accompagnés, la refonte de certaines structures d’accueil des mineurs et jeunes majeurs, etc.
La Ville de Nice et Côte d'Azur Habitat ont mis en place un dispositif d'expulsions locatives de familles dont l'un des membres du foyer commet des actes délictueux grâce à une convention passée avec le procureur de la République et le préfet. Lors du lancement de ce dispositif le 1er adjoint au maire et président de Côte d'Azur Habitat déclarait à la presse qu'un logement social "ça se mérite" et qu'il n'y aurait plus, à Nice, de logements sociaux pour "les ennemis de la République". Il s'est plus tard félicité, en conseil municipal, d'avoir expulsé 183 familles en 2024 grâce à cette convention.
En réalité, le droit au logement ne dépend pas de la moralité des personnes ni du fait d'avoir un casier judiciaire vierge, sans quoi les anciens détenus ne pourraient plus se loger. Ce dispositif ajoute à la condamnation pénale une condamnation sociale et transforme le logement social en outil de répression de la délinquance, ce qui est contraire à sa vocation sociale. Cette sanction est, de plus, collective : des familles entières sont mises à la rue. Des enfants se retrouvent sans logement parce que leur grand frère a basculé dans le deal, sanctionnés eux aussi alors qu'ils n'y sont pour rien.
Ce dispositif participe d'une stigmatisation des habitants des quartiers défavorisés qui doivent être aidés et soutenus plutôt que montrés du doigt. La solidité du cadre familial est déterminante pour aider un jeune à sortir de la drogue, expulser toute la famille ne résoudra rien.
Sortir de la répression à courts termes :
Les préfets successifs des Alpes-Maritimes ont tout misé sur une répression visible et médiatique grâce aux opérations "place nette". Or une fois l'opération achevée, le trafic de drogue reprend son cours. Pire, les forces de l'ordre ne parviennent pas à tenir longtemps les quelques points de deals repris aux trafiquants. Fin 2024 le préfet Moutouh a dressé le bilan : "5 points de deals ont été démantelés à Nice, il en reste 48."
Les professionnels de la police et de la justice convergent sur un premier constat : c'est davantage la police d'investigation et non la police d'intervention qu'il faut développer en priorité. La police judiciaire qui peut, elle, démanteler les réseaux, est largement sous-dotée. La protection judiciaire de la jeunesse qui accompagne les jeunes pour éviter la récidive est, elle aussi, en sous effectifs et manque cruellement de moyens. La police de proximité, doit, à l'évidence, être restaurée.
Mettre fin à la désunion des institutions :
Alors que l'ensemble des institutions devraient faire bloc face au narcotrafic grandissant, le maire de Nice a demandé publiquement le remplacement du préfet Moutouh. Durant l'été 2024, après l'incendie criminel ayant coûté la vie à 7 personnes aux Moulins, le maire de Nice a demandé que soit nommé "un préfet compétent qui protège les gens", accusant le préfet Moutouh de laxisme. Ce faisant, le maire de Nice a envoyé un message pour le moins déstabilisant aux policiers nationaux leur disant que leur patron local était incompétent. Depuis, à chaque drame, le maire s'en prend au préfet qu'il accuse de ne pas garantir la sécurité des habitants.
Les policiers, qui travaillent d'arrache-pied dans des conditions de plus en plus difficiles, ont besoin de tout sauf de cette désunion. Et comment restaurer la confiance des habitants dans les forces de l'ordre dans ces conditions ?
Cette division des acteurs locaux de la sécurité est désastreuse et contre-productive. A l'inverse, nous avons besoin d'une complémentarité entre le préfet et le maire, entre la police nationale et la police municipale.
Stopper la privatisation de la sécurité :
La municipalité et le bailleur social Côte d'Azur Habitat ont déployé une brigade de sécurité privée nommée "Gaida" (Groupement d’Agents Interbailleurs contre les Désordres et les Abus) dont les prérogatives, les organes décisionnels et les financements sont flous. Il s'agit d'une brigade composée de 16 vigiles, anciens policiers ou anciens militaires, qui serait principalement financée, pour un total de 1,8 M€, grâce aux charges locatives des habitants du quartier et par des subventions locales.
Pour financer cette police privée, des subventions auraient été retirées à la prévention et au moins dix postes de médiateurs spécialisés auraient été, selon la presse, supprimés. La sécurité des habitants et des habitantes ne doit pas être déléguée à des sociétés privées et encore moins au détriment de la prévention.
Affaiblir le marché de la drogue :
Le narcotrafic est un business. La structure des réseaux est conçue comme entreprise capitaliste hiérarchisée tendant vers un seul but : l'enrichissement. Un point de deal peut rapporter, pour les chefs de réseaux et sur un point de deal aussi important que fut celui de la Laverie aux Moulins, jusqu'à 15 à 20 000 € par jours.
En conséquence, tout ce qui peut contribuer à affaiblir ce marché doit être mis en œuvre :
- La réhabilitation et le désenclavement des quartiers prioritaires qui réduit le périmètre de déploiement du narcotrafic.
- L'accompagnement des personnes les plus vulnérables qui prive le narcotrafic d'une partie de ses recrues potentielles.
- La lutter contre le blanchiment de l'argent de la drogue qui freine le retour sur investissement
- La légalisation du cannabis qui permet de retirer une part de marché importante aux trafiquants.
Conclusion :
En matière de sécurité il faut avant tout clarifier le rôle de chacun des acteurs publics afin de pouvoir coordonner leurs actions. L'Etat, la Ville et les structures sociales doivent mener leurs actions de façon complémentaires.
Il est impératif changer de paradigme et de doter la Ville de Nice d'une véritable stratégie de prévention agissant en amont sur tous les facteurs de bascule dans la délinquance et le trafic tant.
Loin de la politique spectacle et loin des querelles partisanes, il est nécessaire d'établir un diagnostic partagé et de coordonner l'intervention des acteurs institutionnels et de l'ensemble des acteurs de la société civile, dans une approche pluridisciplinaire, en constante concertation et coopération, à court, moyen et long termes.
Nice sous les balles, la République sous perfusion : pamphlet contre la guerre inutile à la drogue
RépondreSupprimerpar :🔴PHILIPP 𝐒𝐇𝐀𝐅𝐓𝐄🔴
Je vous écris depuis Nice, la belle, la pacifique, la carte postale d’une Côte d’Azur qui se voudrait éternelle. Et pourtant, il y a eu des tirs. Encore. Des gamins armés comme des soldats, dans un quartier que les médias appellent « sensible » pour ne pas dire « abandonné ». Les Moulins, c’est son nom. On y tue pour du cannabis, pour un coin de trottoir, pour trois grammes de poudre et deux mètres carrés de bitume.
Et pendant que des corps tombent, la République joue à la guerre. Une guerre qu’elle ne gagnera jamais.
La guerre contre la drogue est une guerre contre la raison
Depuis cinquante ans, les États proclament haut et fort qu’ils « mènent la guerre à la drogue ». Une guerre sans victoire, sans fin, sans honneur. Une guerre perdue avant d’avoir commencé.
Les Américains y ont englouti des milliards, mobilisé des armées, assassiné des pays entiers sous prétexte de sécurité. Résultat : les cartels se portent bien, la cocaïne coule à flot, et les prisons débordent de pauvres types qui n’avaient que ça pour survivre.
Et la France, dans un réflexe de bonne élève, reproduit le modèle. On traque, on saisit, on incarcère. On montre les photos, on communique. Et pendant ce temps, les trafiquants changent de portable, de voiture, de planque. Les mêmes gestes, les mêmes morts, les mêmes hypocrisies.
La police court, les dealers prospèrent
Des milliers de fonctionnaires travaillent d’arrache-pied pour alimenter une machine absurde : celle du contrôle et de la punition. Des tonnes de cannabis sont saisies, aussitôt remplacées. Les prisons deviennent des antennes commerciales du trafic.
Et dans l’ombre, la corruption ronge. Les valises d’informations fuitent, les téléphones passent les murs, les scellés disparaissent, les complices se taisent.
L’État s’épuise dans une lutte administrative contre un monstre économique. Il dépense des millions à surveiller un marché qu’il suffirait de réguler.
Legaliser pour désarmer le crime
La légalisation n’est pas un caprice de doux rêveur. C’est un acte de lucidité politique.