vendredi 24 août 2018

Tous défenseurs des droits, journal d'un citoyen

Plus les décideurs votent des lois iniques et plus les citoyens se mobilisent. Donner à manger devient un acte de résistance. Aujourd'hui en France, aider, c'est résister. Les citoyens sont les derniers défenseurs des droits, envers et contre des élus censés les représenter, envers et contre les prétendus garants de l'Etat de droit : tous humains, tous citoyens, tous défenseurs des droits.

Le 8 août 2018, à Nice, nous avons fêté une petite victoire : le rétablissement de l'eau d'une fontaine sur la Place du Pin, coupée par la mairie pour chasser les SDF. Rassemblement lancé le matin même, improvisé, festif, pour fêter une victoire au gout amère. Ces combats-là, personne ne devrait avoir à les mener. Il paraît que chaque génération se forge dans les combats de son époque. Il fut un temps où l'on se querellait pour savoir comment bâtir un monde meilleur.  Nous en sommes réduits à nous battre pour l'accès à l'eau potable pour tous, dans la cinquième ville de France, pays des droits de l'Homme, au 21ème siècle.  

Il n'en reste pas moins que cette victoire est belle, parce qu'elle est le fruit d'une mobilisation collective exemplaire. Quoiqu'en dise le maire de Nice, il n'avait pas prévu de rétablir l'accès à l'eau potable Place du Pin. Il n'avait pas davantage prévu de stopper l'application "Reporty", généralisant la défiance et la délation et portant à l'évidence atteinte à la vie privée. Il n'avait pas plus prévu de financer des Bus à Haut Niveau de Service à l'Ariane, lui qui refuse de desservir ce quartier défavorisé par le tram, entérinant encore un plus sa politique de ségrégation urbaine. Non, un maire ne peut agir contre l'intérêt général comme bon lui semble. La société civile veille. Les citoyens ne baisseront pas la garde.
Apporter des packs d'eau, rencontrer les riverains, rédiger un communiqué de presse, dialoguer avec les commerçants et les restaurateurs, donner des interviews, animer un rassemblement citoyen, parvenir à un texte commun de 22 organisations associatives, syndicales et politiques. Nous avons fait tout cela ensemble, entre citoyens qui pour certains ne se connaissaient pas auparavant mais qui ne pouvaient pas ne pas agir face à cet acte indigne. Oui, il fallait le faire et nous l'avons fait. Mais comment comprendre ce que nous venons de vivre ?
A Calais, il a fallu une décision du Conseil d'Etat pour obliger un Préfet à garantir de l'eau, de la nourriture, des toilettes et des douches à des exilés qui ont fui la guerre et la misère, qui ont pour beaucoup subi des sévices et ont vu leurs proches mourir durant leur terrible diaspora. A Vintimille il a fallu une mobilisation citoyenne pour que des êtres humains aient le droit de donner à manger à d'autres êtres humains, et pour que la municipalité ne reconduise pas son arrêt interdisant d'apporter à manger aux réfugiés. A Briançon, un secouriste est poursuivi pour avoir secouru des êtres humains en danger (une femme enceinte de huit mois et ses deux enfants !), simplement parce que ces êtres humains-là sont noirs, parce qu'ils sont étrangers, parce que nos démocraties sont rongées de l'intérieur par la peur de l'autre. Dans la vallée de la Roya des citoyens sont traînés en justice pour des actes de solidarité, pour de simples gestes d'humanisme.
Que cela révèle-t-il sur l'état de nos démocraties ? Que sommes-nous en train de devenir ?
Il suffit d'évoquer ces quelques cas pour montrer que ce processus est généralisé. Partout, la chasse aux pauvres, la traque des exilés, la criminalisation des solidaires. Partout, un degré d'inhumanité que l'on croyait consigné aux pages sombres de notre histoire est désormais banalisé, normé et normalisé. Partout, une banalité du mal intériorisée est devenue la nouvelle normalité des inhumains normaux. 

Le 13 août 2018, notre association "Tous citoyens !" a lancé une pétition pour l'ouverture du port de Nice à l'Aquarius et aux autres bateaux portant secours aux réfugiés. Cette pétition a déjà rassemblé plus de 17 000 signataires. Nous refusons que la France ne respecte pas le droit maritimes et le devoir de secours. Nous refusons que la France tourne le dos à sa tradition d'accueil et à son humanisme. Nous refusons que la France choisisse le camp des Orban et des Salvini. Nous refusons de voir le projet européen devenir une Europe forteresse et au final meurtrière. Nous refusons que la voix de la France se réduise à celle des Collomb et des Macron. Nous, citoyens, nous sommes aussi la France. 

A un ami qui me disait dans le rue "Ouah David, tu cartonnes avec ton association, c'est top", je ne su que répondre. "Cartonner" n'a aucun sens. Nous menons des actions qu'il ne devrait pas être nécessaire de mener. Nous combattons l'intolérable inhumanité de ceux qui nous représentent tout en tentant de ne pas céder au rejet de la démocratie représentative. Nous faisons entendre nos voix citoyennes et nous montrons à d'autres citoyens qu'ils ne sont pas seuls, qu'ils peuvent eux aussi s'exprimer, se mobiliser, agir.

Le 22 août 2018, après mes 8h de travail au bureau, j'ai entamé, comme beaucoup de bénévoles partout en France, ma seconde journée. 

Rencontre avec une famille albanaise de demandeurs d'asile, un couple et trois enfants de 2, 6  et 10 ans. Le plus jeune est atteint d'un retard de développement, ne vois pas à un mètre, ne tiens pas debout et à des problèmes d'équilibre. La petite de 6 ans est atteinte de surdité d'une oreille. Ils dorment à la rue depuis trois semaines. Le 115 considère que les enfants, puisqu'ils sont avec leurs parents, ne sont pas en danger. Ils dormiront pour quelques nuits à l'hôtel grâce à la solidarité citoyenne et seront normalement placés la semaine prochaine en CADA. Mais il est courant de voir à Nice des familles de demandeurs d'asile avec enfants à la rue. 

L'aide sociale ne considère comme vulnérable que les enfants de moins de six mois et les femmes enceintes qu'au huitième mois de grossesse. Et tout le monde trouve cela normal. Cela ne choque personne. Comment un travailleur social peut-il accepter de ne proposer à une famille à la rue un hébergement que pour le nourrisson et sa mère qui l'allaite en laissant le père et la plus grande fille de 5 ans à la rue, en séparant ainsi la famille ? Comment des élus peuvent-ils voter et entériner de tels dispositifs ?

Le même soir rencontre avec Ousmane, 16 ans, jeune ivoirien rescapé des geôles libyennes et de la traversée de la méditerranée, qu'il faut calmer, nourrir, puis accompagner au commissariat pour qu'il bénéficie de la protection de l'enfance et soit mis à l'abri. Dans les Alpes-Maritimes, la situation des mineurs non accompagnés est critique. A tous ces jeunes déracinés que l'on devrait accueillir avec du personnel formé et un suivi post-traumatique adapté, on offre les violences de la rue. Puis, s'ils entrent dans le circuit administratif et "social" de la prise en charge, le premier visage de la France sera un policier en armes et les murs du commissariat. Nous avons toujours eu des diatribes d'extrême droite sur le fantasme de l'invasion. On s'en prend désormais, au quotidien, à la protection de l'enfance.

Bref, une journée ordinaire de citoyen, en France, pendant que le gouvernement rentre de vacances et regarde ailleurs.  

Les Alpes-Maritimes sont une zone de non-droit institutionnel : les atteintes au droit sont le fait des pouvoirs publics eux-mêmes. Dans ce département, le Préfet, représentant de l'Etat, garant de l'ordre public, a été condamné à quatre reprises, deux fois pour atteinte au droit d'asile puis deux fois pour atteinte à la protection de l'enfance, suite aux refoulements abusifs à la frontière italienne de mineurs isolés étrangers. Plusieurs maires des Alpes-Maritimes ont été condamnés par le Conseil d'Etat pour atteinte grave et manifestement illégale aux libertés individuelles dans l'affaire du burkini. Le maire de Nice a été condamné pour atteinte à la liberté de culte dans l'affaire de la mosquée En-Nour. A chaque fois, ce sont des citoyens qui se sont élevés contre ces atteintes aux libertés fondamentales et qui ont fait triompher le droit. Envers et contre des élus censés les représenter, envers et contre le représentant de l'Etat, garant de l'Etat de droit, ils sont devenus les derniers défenseurs des droits, les derniers remparts pour défendre les libertés et la solidarité. 

Cette situation se répète un peu partout en France et en Europe. Chacun agit fasse à aux inégalités auxquelles il est confronté. Chacun agit et réagit comme il le peut. Mais plus nos décideurs votent des lois iniques et font appliquer des règlements discriminatoires ou meurtriers et plus les citoyens ouvrent leur portent, donnent à manger, se mobilisent partout et chacun à sa façon. Nous vivons à l'heure où regarder un être humain en être humain, avec humanité, où donner à boire à celle qui a soif, nourrir celui qui a faim, secourir ceux qui sont en danger devient des actes de résistance citoyenne. Aujourd'hui, en France, aider, c'est résister.

Le 23 août 2018 au soir, j'écris ces mots entre espoir et consternation. Tous humains, tous citoyens, tous défenseurs des droits.

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